VI
Face à face

— Doucement, faites attention à vos pelles ! murmura Hope.

Il faisait nuit noire. Penché tout à l’avant, il essayait de discerner quelque bruit hostile.

Bolitho rampa jusqu’à lui et se retourna pour voir ce qui se passait. Seuls, quelques embruns phosphorescents soulevés par les avirons trahissaient la seconde chaloupe. Il faisait un noir d’encre et la nuit était étrangement fraîche, après la journée torride qu’ils venaient de subir. Cela faisait du bien, quand on avait taillé toute cette route. Les embarcations avaient été mises à l’eau avant l’aube, puis la Gorgone s’était éloignée de son côté tandis qu’ils entamaient leur lente progression vers la côte.

La nuit leur était tombée dessus comme un couperet. Bolitho se demandait ce qui pouvait bien se passer dans la tête du lieutenant. Il paraissait si loin, le temps où l’officier avait poussé la porte du Blue Posts pour houspiller les aspirants. Il se souvint de ce que Grenfell lui avait raconté sur Hope et ses espoirs d’avancement, et cette évocation le rendit tout triste. Grenfell était mort, et leur capitaine déciderait sans doute de donner une promotion à Hope lorsqu’il aurait la certitude que l’officier commandant la Cité d’Athènes avait disparu lui aussi.

Eden était à côté de lui, la tête courbée à en toucher le pontage.

— On a encore un bout de chemin à faire, lui murmura Bolitho.

Tout baignait dans l’étrange : le cotre qui serpentait entre les courants côtiers, les pelles des avirons qui se soulevaient en cadence comme des ossements blafards dans un bruit assourdi par les chiffons et la graisse dont on avait garni les dames de nage. Sur l’avant, une mince ligne sombre marquait la rencontre du ciel et de la mer. Bolitho se demanda si l’on ne commençait pas à sentir les odeurs de la terre. Elle ne devait plus se trouver très loin. Cramponné à l’avant près du pierrier, le brigadier sondait régulièrement pour repérer les bancs de sable et récifs qui les menaçaient.

Turnbull avait conseillé aux deux officiers de faire route droit sur la côte. Ainsi, arrivés près de la pointe, ils se trouveraient entre la plage et les bâtiments au mouillage. Plus facile à dire qu’à faire ! Un homme se prit le pied dans un couteau qui tomba à grand bruit dans les fonds et Hope dut menacer :

— Bon Dieu de bois, encore un coup comme ça, et je te fais fouetter !

Bolitho l’apercevait de profil, ombre chinoise sur la blancheur de l’écume. Hope était lieutenant, il savait que Tregorren, le suivant de près, comptait sur lui pour frayer le passage. Trente hommes. Pour un détachement de presse ou pour manœuvrer une pièce, c’eût été considérable. Mais pour reprendre un bâtiment à l’ennemi, sans effet de surprise, cela devenait dérisoire.

Un tourbillon fit chasser l’embarcation et le cuistot qui barrait dut tirer comme un forcené pour revenir à son cap. La texture de l’air changeait, la mer sous leur vent semblait s’animer.

— Nous sommes près de la pointe, hasarda Bolitho.

Hope se pencha un peu.

— Exact, mais ce n’est pas très difficile à deviner quand on a vécu en Cornouailles au milieu des cailloux.

Il scruta son visage dans l’ombre :

— On a encore une jolie tirée à faire.

Bolitho hésitait à poursuivre pour ne pas briser le début d’intimité qui venait de s’établir.

— Est-ce que les fusiliers vont prendre d’assaut la batterie, monsieur ?

— Ce serait une solution.

Hope essuya son visage trempé par les embruns.

— Le capitaine va s’approcher aussi près que possible de la pointe de l’île pour tenter de les mettre à terre. Ils feront un boucan de tous les diables : le major Dewar s’y entend et ça lui fera en prime des tas d’histoires à raconter au carré !

Les nageurs firent passer le message : « Navire à l’ancre sur tribord avant. »

— Abattez un poil, ordonna Hope.

Il se retourna pour s’assurer que la deuxième embarcation suivait dans les eaux.

— Ça, c’est le premier, le brick doit se trouver derrière à une ou deux encablures.

Un homme grogna, sans doute plus préoccupé par la perspective de nager encore quatre cents yards que par l’approche de la mort.

— Surveillez-moi ce qui se passe, devant !

Le brigadier posa sa ligne et s’empara d’une gaffe. Il y eut un moment de flottement chez les nageurs lorsqu’un grand objet noir, assez semblable à une baleine, se cogna dans les pelles en faisant un bruit d’enfer.

— Dick, ça doit être une é… épave de la goélette, murmura peureusement Eden.

— Probable.

Bolitho sentait l’odeur du bois calciné, il eut même le temps de reconnaître un débris du tableau arrière de la Cité d’Athènes avant que l’objet ne s’évanouît dans l’obscurité.

Cette rencontre inattendue produisit un curieux effet sur les hommes qui se mirent à maugréer et n’en tirèrent que plus vigoureusement sur le bois mort.

— Ce sont de vieux briscards, fit Hope ; ils sont sur la Gorgone depuis un bon bout de temps, et tous avaient des copains à bord de la prise.

Il se redressa pour observer le gréement du bâtiment qui défilait lentement sur leur avant.

— Ça y est, c’est bon. Y a pratiquement pas de bruit.

Bolitho observa à son tour le navire noyé dans l’ombre, un nain à côté de la Gorgone. Mais, vu du cotre, il lui parut énorme.

— Sans doute une petite frégate — Hope réfléchissait tout haut –, mais c’est pas de chez nous, les mâts sont trop trapus. On dirait que ces salopards ont rassemblé là une véritable escadre.

— Doucement partout !

— Voilà l’autre ! fit brusquement le cuistot.

Hope se mit debout en s’accrochant à Bolitho, qui put ainsi mesurer sa tension.

— Si seulement je pouvais jeter un coup d’œil à ma montre ! fit le lieutenant.

— Autant leur envoyer des signaux ! répliqua le cuisinier.

— Ouais, soupira Hope, prions le ciel que le major et ses cabillots soient à l’heure.

Il essayait toujours de distinguer ce qui se passait sur l’avant, jaugeant la force du courant, mesurant le vent au courant d’air.

— Lève rames ! ordonna-t-il, apparemment satisfait de ce qu’il observait.

Les avirons furent levés et, dégouttant d’eau, restèrent immobiles à l’horizontale. Le cotre courait doucement sur son erre dans un silence de mort.

Bolitho aperçut soudain le brick. Il leur présentait sa proue, ses fenêtres dorées brillaient au-dessus de la coque qui évitait doucement. Il eut juste le temps de percevoir les deux mâts, les voiles ferlées et les sabords plus sombres, puis tout se noya dans la nuit.

Bolitho essayait de se mettre à leur place : ils avaient capturé la goélette, ramassé sa cargaison et massacré l’équipage. En voyant arriver un gros vaisseau de ligne, ils avaient pris la fuite et s’étaient réfugiés là pour compter leurs trésors. L’arrivée de la Gorgone avait dû les laisser perplexes mais, à l’abri de la forteresse et de ses canons, ils se sentaient en sûreté. Le fort avait quatre cents ans, à en croire le capitaine ; il avait changé de mains plusieurs fois à la suite de traités ou en vertu d’accords de commerce, mais personne ne s’en était jamais emparé de force. Quelques hommes suffisaient pour armer les pièces, quelques boulets rougis, et plus de souci à se faire. Même si le capitaine Conway avait eu à sa disposition des bâtiments légers avec dix fois plus de monde, la forteresse lui aurait encore résisté à tout coup. En temps de paix, dans ce petit coin perdu d’Afrique, il était fort peu probable que le Parlement et l’Amirauté lancent un siège dans les règles, avec toutes les pertes que cela supposait. Mais ils n’auraient pas compris non plus que Conway ne fît rien pour reprendre le brick.

Hope vit soudain un éclair argenté devant les enfléchures de misaine et souffla :

— Le veilleur de bossoir, il vérifie le mouillage !

L’éclat du fanal disparut comme il était venu.

Le courant les faisait dériver par le travers vers le tableau du brick. Hope devait se rendre compte qu’il n’y avait pas de temps à perdre.

— Rentrez partout, ordonna-t-il à voix basse. Brigadier, paré !

On entendit les avirons frotter dans les tolets, mais, d’expérience, Bolitho savait très bien qu’un bruit proche est pratiquement inaudible d’un gaillard.

— Mais que va faire Mr. T… Tregorren ? demanda Eden.

Bolitho avait de grands frissons qui lui parcouraient le dos. Il entendit Hope tirer doucement l’épée de son fourreau. Allongé à l’avant, le lieutenant essayait de voir la poupe du brick qui se trouvait maintenant juste au-dessus d’eux.

— Une fois qu’on l’aura abordé, répondit Bolitho, il montera à bord par l’avant, coupera son câble et…

— Parés, les gars ! cria Hope.

Il y eut une explosion lointaine, qui semblait venir du large. Une grosse boule de feu illumina la surface de l’eau et la houle se mit à briller comme de la soie. Puis une autre explosion, et encore une troisième.

— Les gars de Dewar sont au boulot ! fit sobrement Hope.

Il s’élança, mais le cotre heurta le bordé et retomba lourdement. Le brigadier balança son grappin par-dessus la lisse.

— Sus à eux, les gars ! hurla Hope – sa voix faisait un bruit de tonnerre, après toutes ces heures d’attente silencieuse. Allez, on y va !

Se bousculant et criant comme des fous, les hommes se précipitèrent à l’abordage par le pavois et les sabords ouverts. Un filet mal tendu en arrêta quelques-uns, mais le temps que des voix donnent l’alarme, ils en étaient venus à bout et déboulèrent sur ce pont inconnu derrière Hope et le cuistot.

On se serait cru en enfer : les marins anglais chargeaient sur le pont, les lumières des explosions à la pointe de l’île faisaient luire les yeux et les visages sombres.

Deux silhouettes se précipitèrent sur eux du haut de la dunette et un Anglais tira un coup de pistolet dans la descente. L’un des matelots s’effondra en hurlant, l’autre succomba sous les coups de couteau d’un marin qui lui trancha la gorge pour faire bonne mesure.

On tirait de partout, les balles se fichaient dans le bordé ou sifflaient avant de se perdre dans l’eau. L’équipage du brick s’était rassemblé autour des deux panneaux principaux, et plusieurs hommes de Hope se retrouvèrent isolés de leurs camarades, incapables de bouger sous le feu nourri des mousquets.

— Faites monter le pierrier du cotre ! cria le lieutenant.

Il était aux prises avec un homme qui fut fauché par une balle et le projeta violemment sur le pont.

— Mais où est Tregorren, bon Dieu ?

À présent, tout l’avant du brick était plein d’hommes qui s’abritaient derrière tout ce qu’ils pouvaient – c’était leur bateau, ils en connaissaient les recoins – et faisaient feu sur le détachement d’abordage qui commençait à perdre pied.

— Si on ne peut pas en venir au corps à corps, on est faits ! cria Hope d’une voix désespérée. Avancez, les garçons ! lança-t-il à ses hommes.

Pistolet dans une main, sabre dans l’autre, l’officier se jeta en avant au beau milieu des tireurs les plus proches. Il fusilla en pleine poitrine un marin dont les hurlements se changèrent en cris de douleur, en sabra un second. Criant et jurant, les survivants se précipitèrent à sa suite, taillant tout ce qui bougeait, sabrant à l’envi.

Bolitho fit feu des deux pistolets que lui avait donnés Marrack, les remit à sa ceinture, tira son sabre et écarta de justesse une pique qui lui tombait dessus comme un trident.

Malgré le danger, malgré la terreur qui le glaçait, il avait gardé assez de sang-froid pour appliquer les leçons de sa première aventure, lorsqu’un officier avait retiré sans ménagements son poignard à un aspirant avec ces mots :

— Garde donc ça pour des jeux de gosse, ce n’est pas ce qu’il faut pour abattre du boulot de ce genre !

Bolitho revit le poignard de Grenfell, toujours accroché à son clou sur la Gorgone : celui-là aussi, il l’avait laissé derrière lui.

D’un visage en surplomb, et dans une langue qu’il ne savait identifier, lui venaient des cris de forcené. Bolitho sentit un coup violent lui heurter la tempe et vit en un éclair le sabre se détacher contre le noir du ciel.

Il pivota vivement et leva son arme. La douleur irradiait dans son bras et son adversaire lâcha la sienne, qui se perdit dans la mêlée.

Un cri aigu : Eden se débattait sur le pont, dominé par un homme qui le visait comme du gibier. Un coup de pistolet, et le bandit s’effondra, le visage encore révulsé de souffrance.

Bolitho se précipita pour aider Eden à se relever. Un sabre siffla, il abattit le forban.

— Le pierrier ! criait Hope en faisant de grands signes. Plus vite que ça, là-bas, à l’arrière !

Ils n’avaient pas besoin d’encouragements. Donnant un coup par ici, parant un autre, les survivants se battaient comme des fauves pour parvenir à la poupe.

— Descendez-le par ici, les gars ! criait Hope.

Il dut encore sabrer un homme qui se ruait sur lui, tandis que le cuisinier approchait la mèche du pierrier qu’il avait réussi à fixer sur la lisse.

L’homme coupé en deux par le coup de Hope devait avoir encore un pistolet chargé : quand la charge de mitraille explosa dans la mêlée, son arme tomba sur le pont et le coup partit, alors que son propriétaire était déjà mort. La balle atteignit le lieutenant à l’épaule et il s’effondra près du canon sans un cri.

Tout assourdi qu’il était par le fracas, Bolitho perçut les hurlements de douleur des hommes fauchés par la mitraille. Ce n’est pas pour rien que les vieux marins l’appelaient le faucheur de marguerites…

Il reconnut la voix familière de Tregorren sur tribord avant. Des cris, des clameurs : l’autre embarcation arrivait à la rescousse.

L’équipage du brick était à désormais à merci : sans se soucier des requins, les hommes sautaient à l’eau, sourds aux appels désespérés de leurs camarades blessés et trop faibles pour les suivre.

Tregorren se tailla un chemin vers l’arrière, prenant à peine le temps de donner un grand coup sur le crâne d’un marin qui tentait de s’agripper à un porte-haubans.

— Occupez-vous de Mr. Hope ! fit-il en brandissant un cabillot aux hommes qu’il apercevait près de la rambarde. Deux hommes à la barre, monsieur Dancer, faites passer, coupez le câble ! – un coup d’œil rapide dans le gréement, puis : Du monde là-haut à déferler les huniers ! Allez, grimpez-moi là-dedans, les enfants, si vous n’avez pas envie de vous retrouver au sec !

Bolitho s’accroupit à côté du lieutenant blessé qui se tordait de souffrance et faiblissait à vue d’œil.

— Vous avez été magnifique, vous savez, lui dit-il.

— Je n’ai fait que mon devoir – il avait du mal à parler et essayait d’agripper le bras de Bolitho. Vous comprendrez un jour ce que je veux dire.

— Monsieur Eden, lança Tregorren, qui arrivait enfin près d’eux, occupez-vous de cet officier. Eh bien, ajouta-t-il avec un regard à Bolitho qu’il assortit d’un haussement d’épaules, vous êtes encore parmi nous ? Allez, grimpez donc là-haut, on va essayer de mettre la main sur les fuyards.

Libéré de son câble, huniers claquant au vent, le brick prit lentement de l’erre.

— La barre dessus !

Des coups de feu éclatèrent soudain, cela venait des hauts, personne ne savait qui tirait.

— Choquez partout, laissez-le abattre !

Tregorren était partout à la fois, avait l’œil à tout.

Grimpé dans les enfléchures, Bolitho essaya de distinguer ce qui se passait devant. Un violent incendie faisait rage là où les fusiliers avaient débarqué. Des lumières falotes avançaient de manière erratique : il comprit qu’il s’agissait du second bâtiment qui avait considérablement modifié sa route.

Alors que l’approche de l’île leur avait paru terriblement longue dans la peur et l’appréhension, toute l’action n’avait pas duré vingt minutes. Il n’arrivait pas à y croire, mais à la simple pensée de ce qu’ils venaient de vivre, il sentit une sueur glacée lui dégouliner dans le dos.

Il redescendit par une bastaque et trouva Tregorren qui hurlait des ordres en bas de la descente.

Dancer se précipita vers lui :

— Seigneur, j’ai eu peur pour toi ! J’ai bien cru qu’on n’en viendrait jamais à bout !

Un homme les appelait, il se retourna :

— Venez voir, monsieur ! Il y a tout plein des nôtres en bas, ils sont blessés !

— Allez voir ! ordonna Tregorren. Ce sont sûrement des gens de la goélette – il attrapa le bras de l’homme. Malades ou mourants, je m’en moque, faites monter les prisonniers sur le pont !

Il consulta le compas.

— Tiens bon le cap, timonier, serre le vent tant que tu peux, je ne veux pas risquer le feu de cette batterie !

— Bien, monsieur !

Et les hommes de barre s’activèrent à la roue.

— Au près serré, route sud-ouest !

Des silhouettes émergeaient du panneau. Malgré l’obscurité, il lut sur leurs visages l’incrédulité que les hommes manifestaient en arrivant sur le pont.

L’un d’eux se dirigea vers l’arrière et porta la main à sa coiffure.

— Starkie, monsieur, j’étais second du Sandpiper.

Il avait du mal à tenir debout et serait tombé sans l’aide de Bolitho.

Le menton renfrogné dans le cou, Tregorren observait les marins libérés :

— C’est vous le plus ancien ?

— Oui monsieur. Le capitaine Wade et tous les autres officiers ont été tués – il baissa la tête. Nous avons vécu un enfer, vous savez.

— Je vous crois volontiers.

Tregorren s’adossa au grand mât pour observer la voilure : un hunier faseyait.

— Envoyez donc du monde là-haut à étarquer la brigantine et ce hunier, je voudrais bien gagner le large. Très bien, monsieur Starkie, fit-il en revenant à l’homme, restez donc à l’arrière puisque vous êtes apparemment le plus qualifié – il le détailla des pieds à la tête –, encore que, apparemment, vous ne le soyez pas trop lorsqu’il s’agit de défendre un navire de Sa Majesté ?

Il se fraya un passage parmi les matelots médusés et s’en prit à Dancer.

Starkie commença par relever le cap et ordonna de border le hunier.

— Il n’avait pas le droit de me parler ainsi, fit-il brusquement. Nous n’avions aucune chance de nous en tirer. Vous vous êtes magnifiquement battus, ajouta-t-il en regardant Bolitho ; nous avons entendu quelques-uns de ces chiens qui se moquaient de vous et vous promettaient le pire si vous les attaquiez chez eux.

— Mais qui sont-ils exactement ?

Starkie poussa un profond soupir.

— Des pirates, des corsaires, appelez ça comme vous voudrez, mais je jure sur ma tête que je n’ai jamais rien vu de pire, vous pouvez me croire. Et voilà pourtant un nombre coquet d’années que je navigue.

Deux hommes, soulevant le lieutenant Hope, le descendirent au pied de l’échelle. Bolitho priait le ciel qu’il survécût. Plusieurs des leurs étaient morts, c’était miracle s’ils n’avaient pas eu davantage de pertes.

— Ils nous ont gardés à bord pour armer ce malheureux Sandpiper, on était battus comme des esclaves. Ils avaient à peine assez de monde pour armer les pièces, mais en tout cas assez pour nous garder, je vous jure.

Eden s’approcha :

— Il y avait des a… aspirants ?

Starkie observa un long silence.

— Il y en avait deux, rien que deux. Mr. Murray est mort au cours de l’attaque et Mr. Flowers, qui avait à peu près votre âge, ils l’ont tué un peu plus tard – il détourna le visage. Mais laissez-moi maintenant, je ne veux plus penser à tout ça.

Tregorren s’approcha, l’air presque jovial.

— Il répond bien, monsieur Starkie, non ? Un bien joli bateau, monsieur Starkie ? Et quatorze canons, à ce que j’ai pu voir ?

— Mr. S… Starkie dit qu’il n’a jamais vu de pirates aussi terrifiants, monsieur !

Les yeux levés, Tregorren surveillait distraitement la brigantine. Il hocha la tête en entendant les voiles faseyer, mais les hommes de barre abattirent et tout rentra dans l’ordre.

— Vraiment, vraiment ? En tout cas, l’autre pirate faisait le poids lui aussi – il regarda Starkie. Et, à votre avis, où allaient-ils, vous avez pu vous faire une idée ?

Starkie eut un petit geste las.

— Ils avaient un autre rendez-vous plus dans le nord. Le capitaine Wade essayait de les retrouver lorsque nous avons été attaqués.

— Je vois, je vois.

Tregorren se dirigea lentement vers la poupe.

— Le jour va se lever dans une heure, nous pourrons entrer en contact avec la Gorgone. Envoyez une bonne vigie en haut. Si on le rattrape, celui-là, on pourra tous les faire danser au bout d’une corde.

Il s’en prit brusquement au jeune aspirant :

— Mais qu’est-ce que vous faites là, Eden ? On m’a dit que vous n’aviez été bon à rien pendant le combat ! Vous deviez pleurnicher en appelant votre mère, non ? Il n’y avait personne pour vous protéger ?

— Je vous en prie, monsieur, il y a des oreilles qui traînent, intervint Bolitho.

— Allez vous faire foutre, vous et votre impertinence !…

Le tempérament de Tregorren reprenait le dessus, il était fou de rage.

— Je ne supporte plus vos insolences !

Bolitho résolut de ne pas céder.

— Mr. Eden a reçu une blessure pendant l’abordage, monsieur.

Il pressentait déjà ce qui allait arriver, la ruine de sa carrière probablement, mais il en avait assez de ce Tregorren, de ses sarcasmes permanents et de sa brutalité dès que quelqu’un n’osait pas répondre. Il poursuivit tout de même :

— Nous étions très inférieurs en nombre, vous le savez bien, et nous avons attendu un certain temps avant de recevoir de l’aide.

Tregorren le fixait, comme saisi d’apoplexie.

— Et vous insinuez, suffoqua-t-il, passant un doigt dans son col, que dis-je, vous osez suggérer que j’ai tardé à monter à l’abordage ?

Il s’approcha à le toucher :

— C’est bien cela, c’est bien cela que vous insinuez ?

— Je dis seulement que Mr. Eden s’est comporté avec beaucoup de bravoure, monsieur. Il avait perdu son arme, et il n’a que douze ans.

Ils se fixaient droit dans les yeux, aveugles l’un et l’autre à ce qui les entourait.

Tregorren s’éloigna un peu et hocha lentement la tête.

— Parfait, monsieur Bolitho. Montez donc dans la hune et restez-y jusqu’à ce que je décide de votre sort. Lorsque nous serons revenus à bord, je vous ferai mettre aux arrêts pour insubordination.

Une pause, puis :

— On verra bien ce qu’en pense votre famille, n’est-ce pas ?

Le cœur de Bolitho battait la chamade. Il devait se le répéter sans arrêt pour se convaincre lui-même : « Il veut que je me jette sur lui, il n’attend que cela. » Mais dans ce cas, ce serait complet, et son sort serait définitivement réglé. Il eut du mal à reconnaître sa propre voix quand il demanda :

— Ce sera tout, monsieur ?

— Oui…

Le lieutenant se précipita sur lui, et l’assistance un instant pétrifiée s’égailla.

— … ce sera tout pour l’instant.

Dancer accompagna Bolitho jusqu’aux enfléchures du grand mât.

— Il n’avait pas le droit de dire ça, Dick ! fit-il, furieux, j’avais envie de le jeter sur le pont !

— Et moi donc ! Et il le savait fort bien, ajouta Bolitho, empoignant une enfléchure, les yeux sur la grand-vergue.

— On s’en fout, répondit amèrement Dancer, on a pris le brick, et aux yeux du capitaine, c’est la seule chose qui compte.

— Mais c’est tout ce qui nous reste, à présent – il se mit à grimper. Tiens-toi à l’écart, Martyn, sinon il va te tomber dessus.

Une voix perça l’obscurité :

— Monsieur Dancer, lorsque vous en aurez terminé, seriez-vous assez aimable pour trouver un cuisinier et lui dire d’allumer le fourneau ? Tous ces gens ressemblent à des épouvantails, et je ne supporte pas cette saleté !

— A vos ordres, monsieur !

Il leva les yeux vers les hauts, mais Bolitho avait déjà disparu dans la nuit.

 

A rude école
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